Ce que le racisme doit à la race : une perspective (dé)constructiviste

Intervention de Magali Bessone – Université de Rennes 1, EA 1270 – IUF – dans le cadre du Séminaire Migrations & Multiculturalisme

Mercredi 11 décembre 2013 – Sciences Po

Dans mon livre Sans distinction de race ? (Vrin, 2013), je me propose d’une part de défendre une position épistémique et ontologique sur la race (quel type de concept est le concept de race ?), d’autre part, d’en tirer une position normative sur ce que nous devrions faire avec la race. Je soutiens qu’il est indispensable de mobiliser la notion de race pour lutter contre le racisme et que pour cela il faut comprendre ce qu’est la race. L’usage du concept et des catégorisations raciales que je suggère est donc un usage stratégique, déconstructeur. Mon hypothèse est que les races existent car elles ont été construites et n’ont jamais été déconstruites ; elles existent sous une modalité spécifique, comme dispositif de domination indexé sur des marqueurs visuels que nous avons appris à considérer comme signifiants. Afin de transformer la signification des races, il faut commencer par admettre qu’elles fonctionnent ainsi, autrement dit il faut se donner les moyens de rendre visible ce dispositif, y compris lorsque, comme en France, il est déguisé sous l’aspect plus respectable de la dichotomie citoyen/étranger. Je ne pense pas qu’on puisse supprimer le racisme en supprimant ou en taisant les races (ce qui est la position républicaine française classique) et je ne pense pas non plus qu’il soit pertinent de conserver la distinction raciale si/quand le racisme aura disparu : autrement dit, mon idéal est égalitariste. Dans une société idéale, il n’y aurait pas de race et si mon enjeu est d’œuvrer à la disparition du racisme, il me semble qu’il faut en passer par la déconstruction des races. Je voudrais dans ce qui suit 1) revenir sur ce que j’entends par « construction sociale des races », soit la manière dont à mon sens il faut entendre le concept de race, son statut et son référent ; 2) montrer sur trois points comment l’usage du concept de race que je promeuts me semble plus efficace pour lutter contre le racisme que deux positions alternatives, la position multiculturaliste différentialiste et la position républicaine « aveugle à la couleur ».

I. La race comme construction sociale

Déconstruire la notion de race suppose que l’on s’empare de la notion et qu’on l’analyse au même titre que d’autres — ce faisant, ne risque-t-on pas de lui donner une positivité, une reconnaissance, scientifique et sociale, alors même qu’elle n’a pas de légitimité biologique et qu’elle est socialement dangereuse ? C’est la conviction inverse qui m’anime : je suis convaincue que choisir de traiter la notion de race par le tabou et le silence, y substituer les notions, à peine plus euphémisées, de culture, de groupe ethnique, de nation ou d’identité nationale, voire, de manière embarrassée et traduisant les confusions réelles ou prétendues, d’immigrés, de « minorités issues de la diversité », de « population des quartiers », ou cibler certains groupes racialisés par des désignations religieuses ou ethno-culturelles, Musulmans ou Roms, confirme les pires glissements, les pires connotations dans les usages de la notion de race et interdit précisément d’en faire la déconstruction pourtant indispensable.

Il est temps au contraire de mettre un mot plus clair sur le référent visé dans un certain nombre de discours et de pratiques. Il y a une « réalité sociale et psychologique des faits de race », comme l’écrivait déjà Colette Guillaumin dans L’idéologie raciste en 1972. Au lieu de chercher des euphémismes et prétendre que la France est aveugle aux races, ou que les races n’existent pas en France, il faut se préoccuper de montrer quelles sont les modalités d’existence des races en France, mettre au jour, en pleine visibilité, leurs procédures de construction, montrer comment persistent, y compris dans des sociétés qui, comme la France, s’interdisent de reconnaître les races, des lignes de fractures sociales, liées tant à des comportements et attitudes individuels qu’à des structures collectives de redistribution et de représentation, pour motifs raciaux. En effet, dire la race aujourd’hui ne revient pas à en reconnaître la validité biologique.

De ce point de vue on ne saurait être trop clair : il n’y a pas de division ontologique pertinente de l’humanité en groupes raciaux distincts. Il n’y a pas d’essence raciale bio-comportementale, pas de race biologique, ni d’un point de vue phénotypique, ni d’un point de vue génétique, ni du point de vue phylogénétique ou de la génétique des populations. La référence à la biologie pour définir les races (ou, d’ailleurs, pour affirmer leur inexistence) témoigne de la force d’une idéologie positiviste qui croit voir dans la « science » l’outil privilégié, voire unique, capable de dire la « vérité » sur le sujet, et dont s’emparent ainsi racistes et anti-racistes, alors même que le concept de race n’a aucune existence biologique. Sur ce point, les analyses de François Jacob notamment, énoncées dès 1981 [1], demeurent d’une grande pertinence : ni la biologie en général ni la génétique en particulier n’ont quoi que ce soit à dire sur le concept de race, parce qu’il ne relève pas de leur domaine. La question de la race est une question socio-politique mais pas biologique. La biologie intervient pour étudier les mécanismes physiologiques de différences visibles ou de propriétés superficielles (dont on peut bien entendu rendre compte en termes biologiques : la couleur de la peau est bien liée aux molécules de mélanine dont on peut étudier la synthèse), ou pour associer des gènes ou groupes de gènes à des protéines impliquées dans certains phénotypes (les systèmes des groupes sanguins par exemple). Mais la question des races implique de se demander comment ces différences phénotypiques en sont venues à être désignées comme tout particulièrement pertinentes pour classer des groupes d’êtres humains en sous-espèces, alors même qu’il y a un consensus scientifique à peu près unanime sur la non-pertinence du niveau de la sous-espèce chez l’homme. La question est politique, elle relève de l’étude généalogique de la construction catégorielle et elle ne concerne la biologie qu’indirectement — parce qu’en raison de la puissance de la croyance positiviste, la catégorisation socio-politique apparaît légitimée lorsqu’elle est validée par la science.

On ne peut cependant pas se contenter de dire que les races n’existent pas au sens de réalités naturelles. Il faut encore dire comment elles existent : comme construction sociale. A ce titre, elles ne sont hélas pas une simple illusion ou une fiction, elles sont bien réelles. Qu’un objet soit construit ne diminue pas la réalité de cet objet.

Il y a des races d’abord parce qu’il y a une histoire raciale de nos sociétés contemporaines occidentales. On peut tracer en Europe, au moins à partir du 18e siècle, les modalités d’émergence d’un discours sur la division de l’espèce humaine en groupes repérés par des caractéristiques géographiques et visuelles codant pour des différences morales et cognitives, afin d’asseoir et de justifier le maintien d’inégalités politiques et économiques, malgré l’affirmation universaliste d’hommes qui « naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Une telle enquête généalogique est essentiellement l’objet de mon premier chapitre.

Comme ce qui a été construit n’a jamais été déconstruit, je défends par suite l’idée que les races, quoique construites historiquement et donc contingentes, existent toujours, et qu’il faut tenir compte de leurs modalités d’existence et de leurs effets actuels afin de lutter contre le(s) racisme(s), autrement dit afin de parvenir in fine à leur déconstruction. Ainsi, il y a aujourd’hui des races parce qu’il y a des discours, des actes, des comportements, mais aussi des structures sociales et institutionnelles héritées du passé racial de la France qui racialisent toujours aujourd’hui, c’est-à-dire qui (re)produisent des relations catégorielles opposant une majorité dominante et une/des minorité/s racialisée/s. Il n’y a pas d’essence raciale, mais il y a des relations entre des groupes opérant par racialisation, c’est-à-dire produisant les groupes selon des caractéristiques visuelles sélectionnées, repérées, mises en place pour servir un projet politique et économique.

C’est pourquoi la réalité des races revêt trois caractéristiques principales. Premièrement, elle est contextuelle : on n’a pas la même race en des lieux différents ni à des époques différentes (au Japon, au Brésil ou en Norvège, dans la Rome antique, en France en 1942 ou aux États-Unis en 2001). Deuxièmement, elle est asymmétrique : tout le monde dans une société n’est pas également racialisé. Certains individus sont plus racialisés que d’autres, qui, eux, peuvent avoir l’illusion luxueuse d’être « sans race » parce qu’ils appartiennent au groupe dominant qui a défini les critères de la « normalité », de la neutralité universaliste (« l’homme »). Enfin, elle est fondamentalement relationnelle de sorte que les groupes ainsi produits sont toujours plus ou moins racialisés, selon le type d’interaction en jeu, de manière ad hoc, sans qu’il y ait quoi que ce soit de fixe, de naturel ou de définitif dans ce qui est ainsi produit — autrement dit le concept de race ici ne doit surtout pas être entendu dans une acception essentialiste.

Précisons les choses : je défends l’idée constructiviste que la race est un genre social. Selon l’épistémologie sociale de John Searle [2] dans ce monde existent les faits bruts, qui existent quelle que soit notre intention à leur égard, et les faits sociaux, qui impliquent une intentionnalité (une promenade) — et à l’intérieur de ceux-ci, les faits institutionnels, qui ne peuvent exister indépendamment des institutions humaines : l’argent ou un match de foot par exemple. Les faits institutionnels forment un sous-ensemble de faits sociaux pour lesquels ne suffit pas l’intentionnalité individuelle et qui n’existent qu’à l’intérieur de systèmes de règles constitutives. Comme pour l’argent, leur existence dépend de conventions humaines, mais une fois que les conventions sont acceptées, certains faits à propos de l’argent sont entièrement indépendants de nos croyances individuelles. Ian Hacking [3] permet de faire un pas de plus : à l’intérieur de ce type d’objets que sont les faits institutionnels, il existe une espèce tout à fait particulière, selon Hacking, celle des « genres interactifs » propres aux « genres humains ». Pour les genres interactifs, les objets et les idées ou catégories qui les classent sont en interaction : il y a interaction entre le principe de classification, le genre (de classification) et les personnes classifiées. C’est ce qu’il appelle « l’effet en boucle des genres humains », selon lequel les personnes peuvent adopter, explicitement ou non, des manières de vivre destinées à être mieux ajustées à la classification ou au contraire à la refuser. Dès que les classifications sont connues et qu’elles fonctionnent dans des institutions, elles transforment les manières dont les individus font l’expérience d’eux-mêmes.

La catégorie de race et les catégories raciales associées, ainsi que les personnes catégorisées racialement, relèvent clairement des genres interactifs : là où de telles catégories existent, les personnes qui en relèvent adoptent, refusent, négocient ces catégories, adaptent leurs comportements selon les attendus de ces catégories (pour s’y conformer ou pour les rejeter), et contribuent ainsi à rendre ces catégories mouvantes et évolutives. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de concept de race valide indépendamment du site et de l’époque dans lesquels il est convoqué.

On aboutit donc à une définition du concept de race qui se fait selon les modalités suivantes :

- la race n’est pas un genre naturel, mais un genre social ;

- il n’y a pas d’essence raciale, mais le concept de race dépend du lieu, du temps et du contexte dans lequel il est convoqué ;

- les races ne sont pas des illusions ni de simples erreurs cognitives, mais les races sont à la fois réelles et contingentes.

En particulier, le constructivisme présente un intérêt normatif majeur : la réalité des races est non inévitable, elle est modifiable. On peut s’attaquer aux structures de domination qu’elles servent à désigner. Il faut cependant commencer pour cela par comprendre comment fonctionnent les croyances, affects, comportements, idéologies ou institutions raciales.

II. Que faire ?

La question ontologique (qu’est-ce qu’une race ?) et la question normative (que faire avec les races ?) sont donc indissociables. Admettre que la race est socialement construite, qu’elle ne signifie pas la même chose dans des contextes sociaux et politiques différents, c’est admettre que « l’expérience vécue du Noir » de Frantz Fanon et le « problème noir » de W. E. B. Du Bois [4], en dépit des apparences, ne parlent pas de la même race. Dès lors, je peux défendre les linéaments d’une position normative « transformative » morale et politique. Il importe de rendre explicites les catégorisations raciales souvent à l’œuvre de manière masquée ou invisible dans les esprits et dans les institutions, en pariant sur les effets égalisateurs et émancipateurs de la conscience d’un usage construit du concept. Au contraire, tant que la race demeure tabou, il est impossible de mener un débat informé et rationnel sur la question et la lutte contre le racisme est d’emblée rendue compliquée. Je me contenterai ici de développer trois points qui me semblent facilités par l’approche constructiviste que j’ai présentée.

1) Nous devons d’abord prendre conscience du fonctionnement des catégories raciales dans nos esprits et de la manière, parfois implicite, parfois inconsciente, dont elles fonctionnent. Dans une société où les catégories raciales ont été rendues pertinentes par l’histoire de la colonisation qui a accompagné la formation de l’Etat-nation français, par les formes de l’organisation économique, politique ou même urbaine de la société, le refus conscient de les considérer comme des constructions sociales légitimes n’empêche pas de les appliquer spontanément dans la perception, l’encodage et le jugement prédictif ou attributif porté sur autrui.

En effet, nous fonctionnons tous à l’aide de catégorisations, nécessaires pour l’apprentissage et pour le fonctionnement cognitif « normal », afin de ne pas être submergé d’informations non pertinentes, etc. Les stéréotypes ne sont pas forcément des convictions consciemment assumées, mais peuvent aussi être des « structures implicites de la connaissance » ou « schémas » que notre environnement social a implantés en nous. Toute information nouvelle est classée dans ces schémas ou structures préexistants dans notre mémoire. Mais une fois ainsi absorbés, les stéréotypes fonctionnent comme des attentes implicites, lesquelles exercent une influence sur notre façon d’interpréter l’information sociale, sur les causes auxquelles nous attribuons les événements et sur la manière dont ces événements eux-mêmes sont encodés, stockés et retrouvés (« récupérés ») dans notre mémoire [5].

Ainsi les discriminations peuvent-elles être produites par des erreurs liées à des catégorisations sociales normalement présentes dans le fonctionnement cognitif des individus. Cette forme de discrimination peut se rencontrer chez des acteurs sociaux parfaitement bien intentionnés qui, en toute bonne conscience, refusent toute légitimité aux catégories raciales et rejettent explicitement et de bonne foi toute idéologie raciste. Les constitutions ou les lois peuvent bien être formellement « aveugles à la couleur », nous, qui vivons dans une société où les catégories ethnoraciales ont été réifiées par l’histoire, la culture et les configurations en vigueur quant à la distribution des ressources économiques et politiques, ne pouvons pas ne pas voir les marqueurs qui correspondent aux catégories raciales. Le choix est seulement entre la conscience et l’ignorance. Et encore : cette deuxième option n’est ouverte qu’à ceux qui ont hérité, à la naissance, du phénotype des privilégiés.

Il nous faut donc commencer par devenir conscients que nous avons des fonctionnements automatiques biaisés, et ce quelles que soient nos croyances conscientes, pour les réguler et les contrôler, par de nombreux moyens : éviter de se trouver dans des situations où l’inconscient est seul à parler (stress, trouble, trop grande précipitation dans la décision, etc.), multiplier les sources d’information, etc. Il nous faut apprendre à corriger nos catégorisations et caractérisations automatiques par des processus de rectification conscients. Ainsi, si le racisme n’est pas exclusivement, ni même primordialement cognitif, on peut (et on doit) continuer d’enseigner l’inanité de l’existence des races biologiques, mais en aucun cas ne doit-on croire qu’on aura alors tout fait pour lutter contre le racisme. C’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Il faut y ajouter un autre type d’apprentissage pour apprendre à contrôler les biais implicites : par exemple insister sur le rôle de l’imagination morale pour affiner, voire transformer les perceptions de valeur, ou bien sur la mise en avant de modèles prestigieux et publicisés de personnes non racistes pour motiver à des désirs non racistes ou bien encore de personnes catégorisées dans des groupes racialisés minoritaires pour modifier la saillance et la valence des perceptions raciales.

2) Deuxième point : il est fondamental de saisir que les catégories raciales, ou de minorités racialisées, ne disent rien des identités de leurs membres. Les identités sont multiples, ou plus précisément encore, elles sont faites de multiples brins, qui tissent tous ensemble, en permanence et de manière jamais achevée, un écheveau dont on ne maîtrise rien, dont même le fantasme de la maîtrise est dangereux, qu’il vienne de soi ou des autres. Mon identité est historique et relationnelle, elle se fait, elle se produit, c’est une activité en contexte, mais elle n’est jamais fixée ni réduite à de l’homogène. Ainsi les « identités raciales » ne désignent que des relations politiques et contingentes. Mettre l’accent sur la construction du groupe racialisé permet en effet d’inscrire l’existence actuelle du groupe dans une socio-histoire. Arguer d’une identité commune, au sens d’un lien génétique ou primordial avec les autres membres du groupe ou avec les membres historiques du groupe, revient en fait à promouvoir une approche naturaliste du groupe social. S’il y a un sens à une identité commune, c’est de manière très affaiblie, comme reconnaissance commune d’avoir été racialisés, c’est-à-dire stigmatisés (l’étiquette de couleur fonctionnant la marque, le marqueur ou le signe d’une infériorisation, d’une déviance par rapport à la norme commune) et dominés (soumis à des relations de pouvoir ou d’interférence arbitraires).

La racialisation peut toutefois être revendiquée en commun par les membres d’un groupe comme un moyen de contester ensemble la stigmatisation et la domination associées historiquement à l’ascription ou l’imposition extérieure de cette identité. En ce sens, il est politiquement pertinent pour les groupes racialisés de se penser comme groupes de solidarité d’expériences et de valeurs morales et politiques. Il ne s’agit plus de chercher l’authenticité d’une identité aux caractéristiques toujours trop caricaturales, rigides et excluantes, mais de se réunir autour d’une mobilisation commune de contestation des structures sociales actuelles.

C’est pourquoi il me semble que les politiques multiculturalistes différentialistes, qui exaltent la race comme culture et promeuvent la différence culturelle au nom de la valeur positive pour les individus des affinités culturelles librement choisies, se trompent d’enjeu. Pour reprendre une distinction proposée par la philosophe Iris Marion Young [6], les groupes sociaux sont des groupes relationnels ou « positionnels ». La mise en place d’une politique de différence culturelle ne peut être menée indépendamment de la mise en place d’une « politique de différence positionnelle », qui passe par la dénonciation préalable de la construction historique des groupes raciaux comme groupes injustement positionnés de manière structurelle. Il me semble que, selon la distinction proposée par Young, les politiques multiculturalistes différentialistes mettent l’accent sur des questions de liberté individuelle, tandis que le problème racial exige la mise au jour d’inégalités structurelles. « Une société qui vise à redresser [l’inégalité racialisée structurelle] doit remarquer [notice] les processus de différentiation raciale avant de les corriger », écrit Young (p. 71) : c’est bien là tout l’enjeu d’une réflexion théorique sur les inégalités raciales.

3) Enfin, dernier point, on peut donc, on doit peut-être, imaginer une société sans race, mais on ne peut pas partir du principe que nous y sommes déjà, comme le prétend le républicanisme ; il faut se donner les moyens d’un diagnostic actuel des injustices raciales pour parvenir à une société d’égalité.

De ce point de vue, supprimer le mot « race » de la législation française, comme l’Assemblée nationale l’a voté le 16 mai dernier, n’a aucun sens. A l’heure actuelle, tous les usages de la race, correctifs ou discriminatoires, sont interdits constitutionnellement. L’article premier de la Constitution de 1958 (depuis la révision constitutionnelle de 1995) proclame : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » C’est la formulation la plus fondamentale du principe d’égalité républicaine qui repose sur l’interdiction de la distinction de race (ou d’origine, ou de religion). La « race » ne peut soutenir de distinction légitime dans le traitement des citoyens. Supprimer le terme comme l’a voulu le législateur, cela revient à 1) prétendre ne pas comprendre le sens du principe d’égalité républicaine tel qu’il est fondamentalement affirmé dans la Constitution : en ce sens, la législation se retrouve pour ainsi dire en contradiction, du moins en tension, avec la Constitution ; 2) croire qu’il suffit de ne pas « dire » une chose pour qu’elle n’existe pas : c’est d’une certaine manière l’anti-cogito cartésien, « je pense donc je suis », « moi qui pense, je suis une chose qui pense » transformé en « je ne suis pas pensé donc je ne suis pas ».

Cette démarche du législateur témoigne de l’approche obsolète de la race comme réalité naturelle dénoncée plus haut [7]. Voici en quels termes Alfred Marie-Jeanne, le rapporteur de la loi, introduisait la discussion le 16 mai 2013 : « Le concept de race, chacun le reconnaît, a servi de fondement aux pires idéologies et a conduit à la mort de millions d’êtres humains. Ce concept scientifiquement aberrant n’a pas sa place dans l’ordre juridique, même si c’est pour condamner toute discrimination fondée sur une prétendue race. (…) Vouloir maintenir à tout prix le mot « race », n’est-ce pas en effet admettre implicitement son existence ? » [8] « Scientifiquement aberrant », le concept l’est, certes, si par science on entend exclusivement la science naturelle ; mais c’est loin d’être aussi évident si l’on pense aux sciences sociales. Le texte illustre très clairement l’illusion positiviste que j’énonçais ci-dessus. Il révèle aussi l’illusion qu’il ne peut y avoir de racisme qu’avec l’usage conscient du concept de race. Or en tant que dispositif historique de domination, le racisme prend aujourd’hui des formes multiples et bien plus subtiles dans des pratiques à la fois individuelles et institutionnelles qui peuvent très bien se passer du terme de race au profit de ses nombreux substituts fonctionnels : c’est au contraire la dénonciation de ces formes qui a besoin du terme. Escamoter la race a un effet de masque ou d’écran sur les réalités sociales. Le discours raciste se construit alors ainsi : « certes les races n’existent pas, mais les peuples, les ethnies, les cultures, les nations existent bel et bien, avec leurs identités incompatibles et qu’il faut protéger de tout contact et de tout mélange sous peine de dégénérescence ». Étienne Balibar, qui menait déjà cette analyse il y a plus de vingt ans, concluait : « Face à cette dérive, il faut, me semble-t-il, appeler les choses ‘par leur nom’ » [9]. Les euphémismes, les ambiguïtés et le silence ne peuvent servir la lutte contre le racisme ; au contraire, ils enkystent les représentations fausses, comme si ne pas mentionner la « race » dans la législation française faisait en sorte que la France soit désormais « au-delà des races ». Au contraire, il faut faire face à la construction raciale en France, il faut se donner les moyens de diagnostiquer et de mesurer les discriminations, les inégalités, les dominations, pour transformer la France, petit à petit et en profondeur. Nous ne risquons pas de créer les stigmates ou les effets de domination, puisqu’ils existent déjà ; en revanche, nous pourrions bien parvenir à les déconstruire.

Notes

[1] François Jacob, « Biologie et racisme », in « La science face au racisme », Le genre humain, n°1, 1981.

[2] John Searle, La construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998.

[3] Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ?, trad. B. Jurdant, Paris, La Découverte, 2001.

[4] Frantz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs, Paris, Seuil, 1952 et W. E. B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, trad. M. Bessone, Paris, La Découverte, 2007 [1903].

[5] Linda Hamilton Krieger, « Stéréotypes et lutte contre les discriminations » document disponible sur le site de la French-American Foundationhttp://equality.frenchamerican.org/…

[6] Iris Marion Young, « Structural injustice and the politics of difference », in Anthony Simon Laden et David Owen éds., Multiculturalism and Political Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 60-89.

[7] Voir les très justes analyses de Sylvia-Lise Badia dans son article « Disparition du mot « race » de la loi : De l’(in)opportunité de la proposition de loi visant à la suppression du mot « race » de notre législation » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 7 juin 2013. http://revdh.org/2013/06/07/dispari…

[8] Voir la retranscription des débats sur le site de l’Assemblée Nationale http://www.assemblee-nationale.fr/1…

[9] Étienne Balibar, « Le mot race n’est pas ‘de trop’ dans la Constitution française », in Mots, n°33, déc. 1992, « Sans distinction de… race », p. 249.

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